•   Abruptement, j'ai viré sur la droite en me râpant le ventre contre une branche au passage. Je me suis dépêtré des feuilles et des brindilles qui se prenaient dans mes plumes et j'ai poursuivi mon vol.

      < Heureusement que j'ai pris un bon petit déjeuner >, ai-je bougonné.

      < Tobias! Tu ne peux pas aller par là. Les camionnettes vont te barrer la route! Ils ont des types à l'arrière, chacun avec un fusil. >

      < Je n'ai pas le choix. Dans deux minutes, je m'effondre. Et c'est à peu près à cet instant que l'hélico va arriver! >

      < D'accord. Alors il faut qu'on se débarrasse des types aux fusils >, a répondu calmement Rachel.

      Comme si voler à l'assaut d'un type armé d'un fusil était tout ce qu'il y a de plus naturel.

      < Rachel, je ne t'ai jamais dit que tu es extrêmement cool? >

      Puis je me suis adressé aux Hork-Bajirs :

      < Continuez juste de courir dans la même direction. Ne vous arrêtez pas. >

      Je me suis éloigné d'eux et j'ai pris de l'altitude avec difficulté, jusqu'à dépasser les cimes des arbres. J'ai alors vu Rachel qui planait majestueusement sur ses immenses ailes d'aigle. J'avais besoin de prendre de l'altitude pour la transformer en vitesse.

      Par des trouées dans les branchages, je voyais les deux camionnettes. Elles cahotaient toujours sur le chemin en soulevant des nuages de poussière et fonçaient pour couper la route aux Hork-Bajirs.

      Sur le plateau de chaque véhicule, il y avait un homme armé d'un fusil.

      < Tu prends celui de gauche, ai-je dit à Rachel. Prête? >

      < On y va. >

      Notre objectif était d'intercepter les camionnettes. Tels deux missiles de croisière, nous avons visé l'endroit qu'elles atteindraient dans cinq secondes. Quatre secondes. Trois secondes.

      Je voyais ma cible bien distinctement. Un humain d'âge mûr. L'air du gars qu'on verrait bien vendeur dans une quincaillerie, par exemple. Mais il n'était pas vraiment humain. C'était le Yirk dans sa tête qui braquait le fusil.

      Deux secondes!

      Le Contrôleur m'a vu. Il a froncé les sourcils. Puis s'est rendu compte...

      Une seconde!

      Le fusil s'est dressé. Ses deux canons avaient l'air énormes.

      J'ai dardé mes serres vers l'avant.

      Boum!

      La balle est passée à quelques millimètres de la tête... en fait, j'ai même senti son souffle!

      Tsiiiir!

      J'ai frappé! Le Contrôleur est tombé à la renverse de la camionnette, en agrippant son visage et en hurlant. Une fraction de seconde plus tard, Rachel touchait sa cible.

      Au même moment, les Hork-Bajirs ont déboulé de la forêt, pile sur les véhicules qui fonçaient. L'un d'eux a sauté. Il a survolé le 4x4 et il est retombé lourdement de l'autre côté.

      Le second Hork-Bajir a été trop lent.

      Vlam!

      La camionnette l'a heurté de plein fouet. Il a décollé, a fait un vol plané et s'est écrasé dans un fossé plein de broussailles.

      Boum! Boum! Pendant ce temps, le type de Rachel tirait à l'aveuglette.

      Le premier Hork-Bajir s'était relevé, mais il ne faisait pas un pas. J'étais assez près de lui pour l'entendre hurler d'une voix désespérée :

      - Kalashi! Kalashi!

      < Bouge de là, vite, imbécile! > lui ai-je crié mentalement.

      Les deux camionnettes avaient freiné en soulevant un nuage de poussière, et dérapaient furieusement sur le chemin de terre. Des hommes armés jusqu'aux dents sortirent de la cabine en se bousculant.

      A la lisière de la forpet, jusque au bout du chemin, surgirent trois motos tout-terrain.

      Boum! Boum!

      Blam! Blam! Blam! Blam!

      Le monstre s'est figé. Il a levé les yeux vers moi au moment où je passais devant lui à toute vitesse. Et il a dit :

      < Non! Ma kalashi ! Ma femme ! >

      < Femme? > ai-je dit.

      < Femme? > a répété Rachel.

      C'était sans doute le dernier mot que je me serais attendu à entendre de la bouche d'un Hork-Bajir.

      < Dans deux secondes, tu es mort, lui ai-je lancé d'un ton vif, une fois remis du choc. Cours. Cours, ou tu ne pourras plus aider personne! >

      Il est parti en courant.

      Je l'ai conduit à la rivière, à demi cachée derrière une futaie. Il est entré dans l'eau en faisant étonnamment peu d'éclaboussures, et a disparu sous la surface.

      < Il a dit femme, c'est bien ça? > ai-je demandé à Rachel.

      < Oui, femme >, a-t-elle confirmé.


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  •   < D'abord, gros malins, arrêtez de couper le feuillage, ils suivent la piste que vous faites. Ensuite... sautez sur la gauche! Maintenant! Sautez! >

      Les deux Hork-Bajirs ont bondi sur leur gauche juste au moment où déboulaient deux motos, qui les ont ratés d'à peine un mètre.

      Boum! Boum!

      Un des Contrôleurs a fait feu des deux canons de son fusil automatique. J'ai vu les plombs réduire un tronc d'arbre en sciure humide.

      < Bon, continuez dans cette direction >, ai-je ordonné aux Hork-Bajirs.

      La parole mentale fonctionne un peu comme un courrier électronique : vous pouvez l'adresser à tout le monde, ou bien à un seul destinataire. Ca paraît compliqué, mais on s'y habitue.

      < As-tu un plan? > m'a demandé Rachel sans que les Hork-Bajirs puissent l'entendre.

      < Je n'y ai pas vraiment pensé >, ai-je avoué.

      < Est-ce que tu connais un endroit sûr où ils pourraient se cacher? >

      Je me suis mis à chercher dans mes souvenirs. Il fallait que je pense en humain, et non en oiseau. Les Hork-Bajirs ne pourraient pas vraiment se cacher dans les arbres.

      < Oui. Je connais une grotte. Si nous arrivons à les garder en vie jusque là. >

      Les Hork-Bajirs couraient à toute vitesse. Mais je voyais maintenant deux camionettes 4x4 qui venaient de l'autre direction. Elles fonçaient le long d'un chemin de terre, et se rapprochaient pour couper la route aux deux fuyards. Les Yirks barraient toutes les issues.

      < Bon sang, on se croirait dans une mauvaise partie d'échecs, quand c'est l'autre joueur qui a toutes les pièces >, ai-je grommelé.

      < Tu connais cette forêt, Tobias. C'est notre grand avantage. >

      < Oui. Espérons. >

      J'ai regardé à gauche et à droite. Oui. Je connaissais bien cette forêt. Je savais où nous étions. Je connaissais chaque arbre, chaque ravin, chaque petit ruisseau.

      < Bon, les gars, coupez sur la droite, maintenant. Il y a un fossé, mais allez-y, car il y a deux Contrôleurs sur votre chemin. Il faut que vous longiez cet amas de rochers, là, en le gardant sur votre gauche. >

      Les Hork-Bajirs ont hésité, piétiné un peu sur place et regardé autour d'eux, l'air perplexe.

      < Vous n'avez entendu? >

      < Ils n'ont entendu, a dit Rachel, laconique. Mais je crois que les indications étaient trop compliquées. >

      < Ah d'accord. Super. Dans ce cas, on va jouer à suivez le guide. >

      J'ai pris une grande inspiration et j'ai regardé tout autour de moi pour vérifier que je savais exactement où j'étais. Puis j'ai laissé glisser un peu d'air de sous mes ailes, et je me suis laissé tomber dans les arbres en essayant de maintenir autant de vitesse que possible.

      < Bon. Et maintenant, suivez le gros zoziau! >

      J'ai piqué juste au ras de leurs têtes.

      < Ouais, moi. Le gros oiseau brun avec la jolie queue rousse. Suivez-moi et restez tout près! >

      < Tobias! a hurlé Rachel. Un des camions arrive droit sur vous! >

      J'ai obliqué abruptement sur la gauche et les deux monstres ont foncé à ma suite.

      Avez-vous jamais fui à toute vitesse dans une forêt très dense? Sans doute pas. Eh bien je vais vous dire : c'est excitant. Excitant comme un jeu vidéo réglé à le vitesse maximale, où une mauvaise manipulation suffirait à vous transformer en charpie de plumes et d'os d'oiseau.

      < Restez avec moi, les garçons, on va speeder. >

      La-dessus, j'ai foncé entre deux arbres si rapprochés que j'ai senti le bout de mes ailes effleurer l'écorce. J'ai fait un virage en épingle à cheveux sur la droite et j'ai manqué de m'écraser contre un chêne. Très vite, je me suis mis à battre des ailes pour reprendre de la vitesse avant que les Hork-Bajirs, qui visiblement ne brillaient pas par leur intelligence, ne m'écrasent.

      Haut dans le ciel au-dessus de nous, Rachel me tenait informé de l'évolution de la situation.

      < Tobias! Attention! Sur ta gauche, trois motos qui approchent! >

      < Tobias, il y a un camion qui arrive derrière toi. Ils ont repéré les Hork-Bajirs! >

      < Tobias! Attention! Un type avec un fusil! >

      Boum! Boum!

      Une volée de plombs a criblé l'air, tout autour de moi, et déchiqueté les feuilles d'une branche.

      Mes muscles me brûlaient, mais la décharge d'adrénaline avait été si forte que je n'y faisais pas attention. C'était du délire! Je fonçais comme un bolide à travers la forêt, louvoyais entre les troncs d'arbre, volais au ras des buissons, traversais des territoires appartenant à d'autres oiseaux qui m'auraient tué si j'avais ralenti.

      J'étais le lièvre et les deux redoutables Hork-Bajirs les chiens qui me chassaient à travers les bois. Et je dois leur reconnaître un talent aux monstres : ils ne sont peut-être pas très doués pour suivre des indications, mais ils savent se concentrer.

      Zoum! Entre les arbres!

      Zoum! Un saut juste à temps pour éviter un tas de rochers!

      Zoum! A gauche!

      Zoum! Droite toute!

      Zoum! Tout droit et tous les muscles de mon corps qui me brûlent à hurler.

      -Tsiiiiiiir! Tsiiiiiiir!

      Je poussais des cris de peur et d'excitation à la fois, l'excitation du queue-rousse en pleine action.

      Ca, c'était voler!

      Mais je ne me rapprochais pas de mon but. Et je n'arrivais pas non plus à semer les motos ni les 4x4.

      < Tobias! Oh, non! Il y a un hélicoptère qui arrive au sud. A peut-être deux minutes d'ici! >

      < Si cet hélico nous rattrape avant qu'on ait semé les Contrôleurs qui sont au sol, on est morts. Il y a une rivière. Tu crois que ces monstres savent nager? >

      < Ils n'ont pas l'air... >

      < Les Hork-Bajirs, ai-je demandé, est-ce que vous savez nager? Si oui, taillez le premier arbuste que vous voyez. >

      Zip! D'un coup, un arbuste raccourci de moitié.

      < Très bien, alors suivez-moi! >


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  •   J'ai passé la journée à voler, porté par le vent, pour vérifier tout ce que j'avais découvert au long de ces dernières semaines.
      Vous voyez, nous savions que le Bassin yirk était un immense complexe souterrain situé en partie en-dessous de l'école. Nous savions qu'il s'étendait au moins jusqu'au centre-ville. Mais vous n'étions jamais parvenus à repérer toutes les entrées et les sorties.
      C'est à cela que j'avais passé mon temps : à suivre des gens que nous savions être des Contrôleurs, à observer leurs va-et-vient. Grâce à eux, j'avais découvert l'étendue du Bassin yirk.
      Il faudrait peut-être que je remonte un peu en arrière et que je vous explique. Je sais que vous êtes sans doute quelqu'un qui menez une vie normale, agréable. Vous allez en classe, vous traînez avec vos copains, vous dînez en famille, vous regardez un peu la télé. Normal, quoi.
      Et si je vous disais que vos profs ne sont peut-être plus vraiment vos profs, que vos amis ne sont peut-être plus vos amis du tout, que même vos parents, si ça se trouve, sont devenus des créatures complètement différents, vous me prendriez sans doute pour un fou.
      Je comprends. Vous ne pouvez pas imaginer combien de fois j'ai rêvé que rien de tout cela n'était réel. Qu'il n'y avait pas d'invasion yirk. Qu'il n'y avait pas de limaces yirks dans la tête de tant de gens. Que j'avais peut-être encore mes mains et mes orteils...
      Tout a commencé le jour où Jake, Cassie, Rachel, Marco et moi avons pris un chemin différent pour rentrer du centre-ville. Dans un chantier abandonné, sombre et lugubre, nous avons vu le vaisseau spatial se poser. Et nous avons rencontré l'étrange créature un peu cerf, un peu scorpion et un peu humanoïde appelée Andalite.
      Son nom était Elfangor. Beaucoup plus tard, nous avons appris que c'était le grand frère d'Ax.
      l nous a parlé des Yirks, la race des limaces parasites. Les Yirks qui, comme une horrible maladie galactique, se répandent secrètement de planète en planète.
      Ils volent les corps. Ils transforment les autres créatures en Contrôleurs - c'est-à-dure en esclaves. La race hork-ajir tout entière a déjà été asservir. De même pour les Taxxons, qui sont incroyablement immondes à voir, mais eux étaient pleinement consentants. Les Yirks ont aussi pris les Gedds, et d'autres races encore.
      Maintenant, c'est notre tour. Les Yirks sont parmi nous. A l'intérieur des gens qu'on soupçonnerait le moins. Des policiers. Des professeurs. Des amis. Des parents. Des journalistes. Des prêtres et des pasteurs. Vos propres frères et sœurs.
      Elfangor, le prince andalite, nous a avertis. Et il nous a donné une arme : le pouvoir de morphoser. De devenir n'importe quel animal du moment qu'on peut le toucher et l'acquérir : acquérir son ADN.
      Il y a juste un gros inconvénient, vous voyez. On ne peut pas rester dans une animorphe plus de deux heures. Ou alors on y reste coincé pour toujours. C'est ce qui m'est arrivé...
    Les Yirks ont eux aussi leur point faible. Tous les trois jours, ils doivent retourner au Bassin yirk. Ils s'extirpent de la tête de leurs hôtes et nagent dans le liquide boueux du bassin. Ils y absorbent les rayons du Kandrona dont ils ont besoin pour se nourrir. Nous sommes allés au Bassin yirk. Ce n'est pas un endroit que vous aimeriez voir. Croyez-moi. Les hurlements que nous avons entendus là-bas me hanteront toute ma vie.
      C'est au Bassin yirk que j'ai perdu mon humanité. C'est là que j'ai dépassé la limite fatale des deux heures. Un jour, d'une façon ou d'une autre, nous détruirons ce bassin. Mais d'abord, il faut que nous le connaissions mieux.
      Je faisais tout pour. C'est pour cette raison que je passais mes journées à chercher tous les moyens possibles d'entrer dans le complexe et d'en sortir.
      Je volais au-dessus du centre-ville, il était aux alentours de deux heures et demie, quand j'ai repéré le grand aigle à tête blanche, serein et puissant, qui se laissait porter par les thermiques. Son corps brun contrastait avec les nuages, tandis que sa tête blanche s'effaçait presque.
      C'était un endroit inhabituel pour ce genre d'animal. En général, ils préfèrent la côte.
      Battant des ailes, j'ai changé de cap puis j'ai accéléré pour me rapprocher de cet aigle. Je le connaissais.
      < C'est toi, Rachel? >
      < Bien sûr, qui veux-tu que ce soit? Il fait un temps super pour voler, hein? >
      < Idéal. Tu es prête pour un petit tour? >
      < OK. Quoi de neuf? >
      < Eh bien, pendant que toi et les autres, vous étiez en train de sauver le monde, je n'ai pas perdu mon temps non plus. >
      Je suis passé en flèche sous les grandes ailes d'aigle de Rachel, puis je suis remonté et j'ai viré pour venir me placer face à elle. Je frimais. Je suis plus agile en vol qu'un aigle.   Mais le tête-blanche est nettement plus grand que moi : c'est un peu comme si on comparait une dinde et un poulet.
      Rachel a soupiré mentalement dans ma tête.
      < Tobias, a-t-elle dit, ce n'est pas parce que tu ne peux pas participer à absolument toutes les missions que tu dois faire du boulot supplémentaire. >
      < Ouais, bon, enfin bref. Le truc, c'est que j'ai surveillé certains des Contrôleurs que nous avons identifiés. J'ai commencé par Chapman et sa femme, le journaliste et la femme-policier, et je les ai surveillés depuis le ciel. Tom aussi, bien sûr. >
      Chapman est le directeur de notre collège. C'est un Contrôleur très haut placé. Tome est le frère de Jake. Lui aussi est un Contrôleur.
      < Je les ai suivis et observés, et j'ai déjà repéré quatre accès différents menant au Bassin yirk. En plus de celui que nous connaissons, qui passe par la galerie marchande. >
      < Cool. En connaissant les entrées du bassin, on va pouvoir commencer à identifier plus de Contrôleurs. >
      Rachel semblait impressionnée. Pourtant, je n'avais rien fait d'autre que de voler dans les parages du bassin en ouvrant l'œil.
      < J'ai beaucoup de temps libre >, ai-je dit.
      Je savais que j'aurais mieux fait de ne pas ajouter ce que j'avais à l'esprit. Mais c'est sorti tout seul.
      < Ben. Ben alors, félicitations, hein? Le Prix des élèves exceptionnels... >
    Rachel s'est tue quelques secondes.
      < Quelqu'un de l'a dit? Ah non, bien sûr. Tu as vu la lettre dans mon classeur. >
      < Appelle-moi oeil-de-lynx >, ai-je répondu d'un ton blagueur.
      < Tobias... Tu sais combien j'aimerais que tu puisse venir. Je veux dire, il y aura Cassie et elle, elle est super. Mais tu sais que Marco ne fera que des commentaires sarcastiques, et Jake se retiendra de rire. >
      < Ce n'est pas grave, tu sais. Le seul truc, ne me cache pas des choses en pensant que ça me blesserait, d'accord? L'idée que tu aies de la peine pour moi, ça passe très mal. >
      < Je n'ai pas de peine pour toi >, a menti Rachel.
      < C'est bien. Parce que tu sais, ce que tu penses de moi a une certaine importance. >
    Je me suis crispé. J'avais parlé de façon beaucoup trop sincère.
      Enfin à quoi avais-je la tête? Rachel est un humain. Un véritable humain. Moi, je suis un faucon. Vous trouvez que Roméo et Juliette étaient condamnés, rien que parce que leurs familles ne s'aimaient pas? Eh bien, on ne peut pas faire plus impossible que de craquer sur quelqu'un qui n'est même pas de la même espèce que soi.
      < En tout cas, félicitations, ai-je ajouté, le plus légèrement que j'ai pu. Maintenant suis-moi, je vais te faire une visite guidée des entrées du Bassin yirk. >
      < Un jour comme aujourd'hui, m'a répondu Rachel, je te suivrais n'importe où. >


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  •   < Un Hork-Bajir! > a répété Rachel avec stupéfaction.

      Il y a un an, ce nom n'aurait eu aucune signification pour moi. Ce n'aurait été qu'un mot absurde.

      Maintenant, je connaissais les Hork-Bajirs. L'Andalite qui nous avait donné nos pouvoirs nous avait dit qu'ils étaient jadis une espèce pacifique, honnête. Mais ils avaient étés asservis par les Yirks. Désormais, ils étaient tous Contrôleurs. L'espèce tout entière avait une limace yirk dans la tête.

      Et sous l'emprise des Yirks qui contrôlaient leur moindre geste, les Hork-Bajirs étaient devenus des machines à tuer ambulantes.

      Etonnament rapides. Incroyablement forts. Protégés par leur carapace, hérissés de lames, quasiment sans peur. Les troupes de choc des Yirks.

      A plusieurs reprises, Rachel avait failli se faire tuer par ces créatures. Et tous, nous avions senti la caresse de leurs lames au moins une fois.

      < Comment se fait-il qu'un Hork-Bajir se montre en plein jour? > m'a-t-elle demandé.

      J'ai regardé plus atentivement. Il grimpait sur une sorte d'échelle. Arrivé à la surface, il a cligné ses yeux de reptile, ébloui par la lumière. Puis il est sorti et il est resté planté là, comme une vraie vision d'horreur. Alors, j'ai remarqué qu'un deuxième Hork-Bajir le suivait.

      < Il y en a deux! > a crié Rachel.

      < Ouais. Et tu sais quoi? J'ai l'impression qu'ils ont peur. >

      A ce moment-là...

      Skriiiiiiit! Skriiiiiiit! Skriiiiiiit!

      Pour mes oreilles de faucun, le bruit de cette alarme était assourdissant. Comme un hurlement qui jaillissait du trou dans le sol. Les deux Hork-Bajirs sursautèrent de surprise et de peur. L'un d'eux attrapa l'autre par le bras et le serra l'espace d'une fraction de seconde. L'instant d'après, ils couraient à travers les bois.

      Ils couraient comme si leur vie en dépendait.

      Et je vais vous dire une chose : les Hork-Bajirs peuvent foncer quand ils le veulent. Ces grandes jambes longues font de grandes, longues enjambées. Ils se sont enfoncés dans les broussailles en donnant de violents coups avec leurs bras armés de lames, fauchant les ronces et les arbustes comme des épis de blé.

      < Où en es-tu de ton temps d'animorphe? > ai-je demandé à Rachel.

      < Il me reste encore au moins une heure. >

      < Alors on les suit? >

      < D'accord. >

      Nous avons battu des ailes pour reprendre un peu d'altitude et nous nous sommes préparés à suivre les fuyards. Ce n'était pas vraiment mission impossible : le chemin qu'ils se taillaient dans la forêt était une ligne droite. Même un aveugle aurait pu le suivre. 

      < Ils ne sont pas vraiment discrets, hein? > a commenté Rachel.

      Et c'est alors que les choses se sont carrément compliquées. Du trou dans le sol a déferlé un flot d'humains. Ils étaient armés. Des hommes et des femmes, habillés de toutes sortes de vêtements d'humains normaux.

      Des Contrôleurs, bien sûr, même si cela ne se voyait pas de prime d'abord. Maintenant, je savais que ce trou conduisait au Bassin yirk. Et il n'y avait pas l'ombre d'un doute dans mon esprit : ces humains étaient des humains-Contrôleurs sous le pouvoir des Yirks qui vivaient dans leurs têtes.

      Ils étaient équipés d'armes humaines : des fusils, parmi lesquels des automatiques, et des pistolets.

      Les Yirks poursuivaient les deux Hork-Bajirs, mais ils étaient prudents. Ils n'envoyaient que les humains-Contrôleurs. Ils ne voulaient pas augmenter le risque que des Hork-Bajirs soient vus par des gens normaux.

      Vingt... trente humains-Contrôleurs sont sortis du trou.

      < Ils ne les rattraperont jamais >, a dit Rachel.

      < Je sais. Qu'est-ce qui se passe, à ton avis? Tu crois que ces Hork-Bajirs essaient de s'enfuir ou quoi? >

      Des machines sont alors apparues à la surface du trou. On aurait cru qu'elles lévitaient. J'ai failli rire en les reconnaissant.

      < Des motos tout-terrain? Les Yirks ont des motos? > 

      Ca me paraissait bizarre, et même drôle. Les Yirks ont des vaisseaux spatiaux qui dépassent la vitesse de la lumière. Et maintenant, ils se servaient de motos tout-terrain?

      < Hum, hum... a fait Rachel, les Hork-Bajirs sont rapides, mais quand même pas à ce point. >

      Vrrrroum! Vrrrroum! Vrrrroum!

      Les humains-Contrôleurs faisaient démarrer leurs engins. J'entendais le rugissement des moteurs. En tout, quinze Yamaha et Kawasaki étaient sorties de ce trou.

      Elles sont parties à fond. Certaines avec un seul humain, d'autres avec deux : l'un pour conduire, l'autre pour tirer.

      Les Hork-Bajirs avaient quelques centaines de mètres d'avance, mais ils ne parviendraient jamais à semer ce petit escadron.

      Depuis ma position bien à l'abri dans le ciel, je regardais les motos s'enfoncer en vrombissant dans la forêt, à la poursuite des Hork-Bajirs. Elles soulevaient la terre et les feuilles mortes et rompaient le calme.

      Et elles gagnaient rapidement du terrain sur les deux fuyards. Blam! Blam! Blam! Blam!

      Les fusils automatiques aboyaient, les motos rugissaient! Les Hork-Bajirs couraient toujours, mais les motos zigzaguaient, bondissaient, volaient vers eux.

      Blam! Blam! Blam! Blam!

      Bambambambambambambambambambambambambambam!

      Les revolvers et les armes automatiques lacéraient les troncs d'arbre. Les humains-Contrôleurs tiraient sans retenue. Sur tout ce qui bougeait. Ils ne pouvaient pas encore voir  nettement les Hork-Bajirs, mais ils les apercevaient par intermittence et continuaient de faire feu.

      < Dans dix secondes, ce sera fini, a dit Rachel avec amertume. Qu'est-ce qu'on fait? >

      J'en suis resté sidéré.

      < Tu veux aider des Hork-Bajirs? >

      < Tu as jamais entendu le dicton : "L'ennemi de mon ennemi est mon ami"? Les Yirks veulent tuer ces deux Hork-Bajirs. Ca me suffit. >

      < A moi aussi, ai-je répondu. Nous allons devoir utiliser la parole mentale et nous adresser directement à eux. >

      < Allons-y >, a lancé Rachel.

      J'aurais souri si j'avais eu une bouche. Rachel est tellement courageuse qu'elle frise la témérité.

      C'est quelque chose que j'aime bien chez elle.

      < Hé! Les Hork-Bajirs, en bas! >

      Je les ai vus tituber, comme s'ils étaient surpris et choqués d'entendre une voix mentale. Comme si c'était ça le problème.

      < Vous n'avez pas de grandes chances de vous en sortir, ai-je ajouté. Ecoutez-moi, et peut-être que vous pourrez vous en tirer vivant. >


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  •   < On ne vas pas loin, juste à la station-service. >

      < Ils utilisent la station-service? J'y crois pas, fit Rachel en riant. Tu dois reconnaître qu'ils sont ingénieux. >

      Nous avons volé. Pas côte à côte, ça aurait paru louche. Les aigles ne volent pas franchement en formation comme des oies. Nous avons gardé une distance d'une centaine de mètres entre nous. Mais avec notre vue incroyablement perçante ajoutée à la parole mentale, ça faisait exactement comme si nous étions proches l'un de l'autre.

      Nous avons grimpé de plus en plus haut, aidés par les courants thermiques, puis nous sommes passés de l'un à l'autre. Cela veut dire que vous montez jusqu'au sommet d'une colonne d'air tiède pour glisser alors sur la suivante. Ensuite, vous montez de nouveau, et de nouveau vous attrapez le courant d'après. C'est une façon facile et paresseuse de voler. On n'arrive pas très vite là où on veut aller, mais on ne se fatigue pas non plus.

      C'était formidablement agréable de voler juste en dessous des nuages avec Rachel. J'ai peut-être perdu mon corps humain, mais j'ai gagné des ailes. Et voler, c'est... enfin, je suis sûr que vous en avez déjà rêvé. Je sais que j'en rêvais souvent. Assis en classe, en regardant par la fenêtre, ou allongé dans l'herbe, j'y pensais en me demandant quel effet cela ferait d'avoir des ailes. De pouvoir s'envoler loin de tous les petits problèmes stupides de la vie.

      Voler est aussi génial que vous l'imaginez. Ca présente aussi certains problèmes, comme tout. Mais je vous assure que par une belle journée, avec les montagnes de nuages cotonneux qui montrent le chemin des courants ascendants, c'est tout simplement merveilleux.

      < Alors, où est-ce qu'on va? Ce n'est pas la direction de la station-service >, a remarqué Rachel.

      Ca m'a fait réagir d'un coup. J'ai baissé le regard vers la terre, et j'ai repéré le quadrillage familier des routes et des maisons, que je connais si bien sous cet angle. Nous étions à la lisière de la forêt. Pas très loin de la ferme de Cassie.

      < Qu'est-ce qu'on fait là? J'ai dû me tromper. Excuse-moi. C'est par ici. >

      J'ai viré abruptement sur la gauche et je me suis mis à battre des ailes pour gagner de la vitesse. Rachel devait tenir compte de la limite des deux heures de temps. Nous en avions perdu beaucoup. Je n'arrivais pas à comprendre comment j'avais pu me tromper comme ça.

      Pendant un bon moment, nous avons battu des ailes avec vigueur.

      < Euh... Tobias? Je délire, ou nous sommes revenus exactement au même endroit? >

      J'ai baissé les yeux. Elle avait raison. Nous étions revenus pile dans le même secteur, en bordure de la forêt.

      Ca m'a fait froid dans le dos.

      < C'est pas vrai... >, ai-je murmuré.

      < Tu es perdu? >

      < Perdu? Bien sûr que non. Je ne me pers pas. Nous volons vers l'est, légèrement sud. Je sais exactement où nous sommes. Mais ce n'est pas la direction que j'avais prise. >

      < Est-ce qu'il y a un problème? > m'a demandé Rachel.

      < C'est complètement absurde. J'avais pris la direction de... >

      Et c'est alors que j'ai vu la chose se produire.

      Nous glissions au-dessus de la lisière de la forêt. D'un côté, des champs verts et tracés au cordeau. De l'autre, une bande de broussailles et de ronces, avec une clôture en barbelés défoncée. Ensuite, les arbres : des ormes, des chênes, différentes espèces de pins.

      Les arbres sétendaient depuis les champs jusqu'aux montagnes, loin à l'horizon. Avec mes yeux de faucon, j'arrivais même à voir que les sommets étaient enneigés.

      Mais ce n'est pas cela que je venais subitement de remarquer. Ce que j'avais vu, c'était un énorme chêne isolé, qui glissait sur le côté.

      Qui glissait. Comme s'il n'avait pas de racines. Comme s'il était monté sur un skate-board. Un chêne immense qui passe en glissant.

      Et à la place du chêne, il y avait maintenant un trou dans le sol.

      < Qu'est-ce que c'est que ça? > s'est écriée Rachel.

      < Alors là! >

       < Cet arbre... il se déplace tout seul. >

      < Et le trou qui est en dessous n'est pas naturel. Il est trop rond. Ce sont des hommes qui l'ont fait. >

      < Peut-être pas des hommes >, a rétorqué Rachel d'un ton sinistre.

      < Il y a quelque chose au fond! J'ai vu quelque chose bouger. Ca sort! Ca sort du sol! >

      < Je le vois. Qu'est-ce que c'est? Tu le vois, toi? >

      J'avais un meilleur angle de vue que Rachel. Je pouvais voir ce qui sortait de sous la terre.

      Et j'ai vu une tête reptilienne surmontée d'énormes cornes dardées vers l'avant.

      J'ai vu des épaules carrées et des bras armés de lames aux poignets et aux coudes.

      J'ai vu les gros pieds de tyrannosaure, la petite queue hérissée de piquants et les lames aux genoux.

      J'ai vu deux mètres dix de mort, façon lame de rasoir.

      < Un Hork-Bajir >, ai-je répondu.


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